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26 février 2009 4 26 /02 /février /2009 16:37

Fusion

 

D’une main gourde, elle balança le réveil sur le sol. Le signal annonçant la septième heure cessa net. Bizarrement elle sortit sitôt du lit sans rabioter les quelques minutes habituelles. Elle posa les pieds nus sur le carrelage sans grossièreté, sans le rituel « brrr ! » « Zut ! Je saigne encore du nez, marmonna-t-elle. » Sa chemise de nuit était tachée. La tête penchée vers l’arrière, elle finit par dénicher, dans le fouillis de l’armoire à pharmacie, un morceau de gaze. Elle referma la porte-miroir et fronça les sourcils. Il n’y avait aucune trace de saignement sur ses narines. Elle releva sa longue chevelure ébène. La coulure de sang séché le long de son cou ne laissait aucun doute ; elle provenait du conduit auditif. L’hémorragie était enrayée, Nell n’en fit donc pas un drame. Elle s’empressa de brancher le percolateur ; combler un déficit de caféine était la priorité. Ce matin était franchement atypique mais elle ne le réalisa qu’à la seconde tasse de café ; il était salé ! Le rêve étrange qui avait inquiété son sommeil était sûrement à la cause. Un cauchemar dont sa seule souvenance s’arrêtait aux lettres « RDV – 11 avril-14H-Torre del Sol » imprimées sur l’abdomen tendu d’une femme enceinte, le nombril était enseveli sous un amas de poils. Non, plutôt un écheveau de soie, oui ! C’est cela, une espèce de boule de cils entremêlés. Elle retroussa sa liquette : « Ouf ! Rien. » Elle se vêtit en toute hâte.

 

Elle ne prit pas la direction de la Mairie où elle était employée depuis une dizaine d’années mais celle du centre ville. Agacée, dans les embouteillages matinaux, elle jeta un regard médusé sur le jeans délavé qu’elle avait osé enfiler : « Alors là ! Est-ce bien moi, Nell ? » C’était son jour de chance, du moins le pensa-t-elle, garer son volumineux 4x4 juste en face de l’agence de voyage, c’était quand même une aubaine.

— Bonjour, Madame BERGER.

— Bonjour, Madame N’GO. Un aller simple pour Gerona, je vous prie.

— Gerona ? Sur la côte catalane, demanda-t-elle ébahie ?

— Euh ! Oui, oui.

Les yeux de la gérante s’arrondirent. Nell BERGER avait horreur de la mer, elle le lui avait dit. L’accident dont elle avait été victime, en septembre dernier, avait, sans aucun doute, décuplé cette aversion. Elle avait failli se noyer aux larges de côtes catalanes et ne dut son salut qu’au courage d’un capitaine téméraire. Alors, pourquoi la côte espagnole, se demandait-elle en tapotant le clavier de son PC ?

— Quand voulez-vous partir ?

Le regard dans le vide, Nell réfléchit un long moment. Un sourire fugitif ranima sa moue défaite. Elle tendit le bras gauche, qu’elle n’avait eu cesse de gratter, sur sa main grande ouverte. Elle lut à voix haute ce qui y était inscrit : — 11 avril-14 H-plage de la Torre del Sol.

— Vous devez être demain à Gerona ?

Nell dodelina : — Absolument.

— Nous y voilà : Bruxelles/Gerona, aujourd’hui 14h05-16h05-18h05 ou alors…

— 14h05 c’est bon !

Alors que l’ancêtre à jets d’encre de Madame N’GO crachotait le feuillet de réservation, Nell se racla à nouveau nerveusement le radius.

— Vilaine éruption !

— Eruption, répéta Nell hébétée ?

— Votre bras, Madame BERGER, votre bras est envahi de points rougeâtres, une petite intoxication alimentaire sûrement. Auriez-vous mangé des huîtres ?

— Ha ! Ha ! des huîtres, des huîtres…

Nell réalisa que ses rires moqueurs avaient vexé Madame N’GO mais, visiblement, elle n’en avait que faire. Elle haussa les épaules et prit congé.

 

Il était aux alentours de 11h15 quand Nell BERGER arriva à Bruxelles Airport. Des brûlures persistantes lui tenaillaient l’estomac. Elle décréta que la faim en était responsable et, contre toute attente, décida d’avaler un copieux déjeuner, non pas à la cafétéria mais au restaurant de l’aéroport. Elle posa, sur la banquette, le seul bagage qu’elle avait emporté : une besace toilée aux poches rebondies. Sans consulter la carte, elle héla un garçon.

— Un plateau de crustacés, de petits crustacés et une bouteille d’eau minérale, je vous prie.

— Tout de suite, Madame.

Elle soupira bruyamment, l’attente lui était insupportable d’autant qu’elle ne pouvait distraire son esprit des démangeaisons qui lui chauffaient l’épiderme. Finalement elle déplia le menu qui traînait sur la table. Son attention fut attirée par un flacon de vinaigre blanc qui dominait le présentoir à épices. Elle s’en saisit, en versa quasiment tout le contenu sur son avant-bras inondant, au passage, copieusement la nappe de coton blanc.

Le garçon, très stylé : — Madame est servie.

Il déposa au centre de la table un plateau empli de crabe, crevettes, bulots et autres mollusques dressés sur un lit de fucus.

— Bon appé… Il ravala ses paroles, déglutit de stupeur.

Une algue brune pendouillait humide sur le menton de la jeune femme. Le visage hagard, elle croquait goulûment une poignée de crevettes telle que, sans les nettoyer. Le serveur, très embarrassé, tourna les talons. Ces manières peu élégantes ne passèrent pas inaperçues. Il régnait une réelle confusion dans la salle. Les clients des tables voisines se répandaient en chuchotements. Une petite phrase incisive fusa : « Cette fille est dégoûtante ! » Sentence qui permit à Nell de retrouver sa lucidité. Elle souffrait depuis toujours d’une intolérance sévère aux fruits de mer ; elle lâcha la pince de crabe qu’elle suçotait. Envahie d’un profond sentiment de dégoût, elle marmonna : « Au nom du ciel que m’arrive-t-il ? Suis-je, à nouveau, en train de perdre la tête ? »

 

Nell BERGER était, depuis quelques mois, suivie par un psy : le Docteur DEGIVES. Dans l’urgence, elle composa son numéro de portable.

— Docteur, c’est exactement comme si l’accident datait d’hier.

— Du calme, Nell. Tout est terminé.

— Merde ! J’ai failli me noyer.

— Oui, mais vous êtes en vie. Dites-moi, que se passe-t-il ?

— Les cauchemars reviennent et depuis ce matin mes réactions sont à nouveau étranges.

— Quel genre de réactions ?

— Bof ! Je sale mon café, j’engloutis une montagne de crustacés, je déserte mon boulot..

— Où êtes-vous ?

— Bruxelles National. J’ai un vol à prendre, Docteur.

— Nell, ne bougez pas !

— J’ai un rendez-vous, Docteur.

— Un rendez-vous ? Avec qui ? Où ? Quand ? Nell vous êtes là ?

— C’était écrit sur son ventre. Ah ! On va embarquer. Je dois raccrocher, je vous rappelle.

 

Torre del Sol, le 11.04.2007, 13H.

 

Il était aux alentours de 13h lorsqu’elle emprunta l’escalier abrupt qui mène à la plage. Il restait moins de soixante minutes avant l’heure fatidique et, bizarrement, Nell ne s’était toujours posée aucune question. Elle était là c’est tout. Un soleil pascal filtrait timidement d’un ciel ennuagé. Il n’avait pas rassemblé large dans la baie. Tout au plus une dizaine de badauds se promenait le long d’une mer froide, agitée. Le ressac se jouait de la quiétude des quelques téméraires allongés sur un sable lourd et humide.

Nell regardait le large avec anxiété. Un bateau de pêche mouillait à quelques dizaines de mètres du rivage. L’effervescence régnait sur le pont, exactement comme ce jour-là. Il y a six mois, c’était hier. Etait-ce une chimère ? Nell avait besoin d’aide, elle composa le numéro de portable du Docteur DEGIVES.

— Le vieux chalutier, droit devant, il tire son grand filet rapiécé et…

— Voulez-vous m’expliquer, Nell ?

— Je vois l’équipage. Ils remontent le filet, le hissent, il foisonne de poissons bleus. Je reconnais le capitaine, un solide gaillard de deux mètres, vous savez, Docteur.

— J’imagine. A présent, Nell que se passe-t-il ?

— Ils arrachent aux mailles, sardines, anchois. Ils frétillent. « Plouf ! Plouf ! » Ils ont rejeté les indésirables.

— Etes-vous sur ce bateau, Nell ?

— Je suis à l’écart. Ils éviscèrent, cela m’écœure.

Le médecin, curieux d’enfin connaître l’origine du traumatisme de sa patiente, questionna :

— Que faites-vous ?

— Je m’agrippe à la rambarde et « Plouf ! »

— Nell, poursuivez, poursuivez !

— Je m’enfonce, légère, dans la grande bleue. Je ne ressens ni la peur, ni le froid, je suis heureuse. Oh ! Une ombrelle démesurée, aérienne et démesurée ondoie au-dessus de ma tête. De larges lignes brisées se dessinent en son centre : lilas, rose, pourpres. Elle libère une pluie de particules luminescentes sur mon visage ; c’est magique ! Dieu du ciel, non ! Non !

— Nell, qu’arrive-t-il ? Vous êtes là ? Non, ne raccro…

Ces souvenirs avaient amplifié l’affreuse migraine qui lui ceinturait le crâne depuis des heures. Elle respirait péniblement et ressentait la désagréable impression d’être en sueur. Elle ôta le pantalon de jogging sous lequel elle avait enfilé un short. Une grimace imprima son dégoût. L’éruption cutanée, apparue la veille sur ses avants-bras, avait évolué. Les pustules s’étaient propagées aux membres inférieurs. Des cuisses aux chevilles sa peau n’était qu’énormes boursouflures allant du rouge écarlate au violet foncé. Elle redoubla d’effort pour ne pas vomir. Elle porta la main à la bouche pour réprimer un haut-le-cœur et courut vers la mer. Elle arriva tout juste à traverser la plage avant de rejeter dans l’eau tout ce qui était dans son estomac. Epuisée, elle s’accorda un moment pour reprendre son souffle. Elle s’assit, ferma les paupières et renifla l’haleine du Zéphyr. Le ressac des vagues la rafraîchit. Elle grattait le sable de ses longs doigts osseux. Elle semblait paisible. Puis, subitement ses mains se figèrent. Pour la première fois, elle se posa des questions : « Mais qu’est-ce que je fais ici ? J’attends quoi ? Qui ? » Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir, une douleur vive lui tenailla les entrailles. Une douleur aiguë qui l’obligea à courber le buste. C’était comme si un match de football se jouait dans ses entrailles. Elle croisa les bras sur le bas-ventre. Les douleurs intestinales se firent lancinantes. Elle décida de marcher un peu, les pieds nus, le long du rivage. Les tressaillements reprirent bien plus francs. Elle souleva son t-shirt. Son ventre enflé avait pris une forme surprenante, presque ovale, des bulles y éclataient çà et là.

— Pas toujours, faciles les premiers mois de grossesse, lui lança une dame qui ramassait des petites pierres blanches sur la plage.

— Oh ! Non, c’est juste une indigestion, rétorqua Nell.

Elle ôta sa blouse, son ventre avait repris une forme normale mais son estomac avait triplé de volume. Il se tordait comme s’il voulait se retourner sur lui-même. Elle chercha la dame du regard mais elle avait disparu. Il n’y avait d’ailleurs plus personne sur la plage.

Très agitée, elle avait de plus en plus de mal à respirer. Les battements de son cœur augmentaient de façon spectaculaire. Elle tenta désespérément de vomir à nouveau. Une voix salvatrice perça le silence ; c’était celle de Vanessa, la dame aux pierres blanches.

— Crachez ! Crachez, s’époumona-t-elle.

Et, Nell cracha une masse pâteuse qui lui colla dans la paume ; un étrange mélange visqueux de salive et de poils. D’un index tremblant, elle tâta tout autour de son nombril ; elle ne sentait pas l’écheveau de soie qu’elle avait vu en rêve. Vanessa arbora un sourire évanescent encore nerveux :  —Ouf ! C’est fini ma belle. Que diable aviez-vous avalé ?

— Nooonn !

L’écheveau était là, statique, fixé sous son palais. Elle se racla le gosier, encore et encore, tenta de le déloger avec les doigts : rien ni fit. La peur la taraudait. En état de choc, elle s’écroula.

Vanessa l’aidât à se redresser. Son corps entier frissonnait. La gorge de la malheureuse avait tellement enflé que sa tête semblait directement posée sur ses épaules. Elle suffoquait. Vanessa agrippa ses poignets, lui souleva les bras : — Crachez ! Crachez, répéta-t-elle. Nell tenta de rejeter ce qui lui comprimait l’œsophage. Epuisée, elle faillit abandonner.

— Ouvrez la bouche bien grande que je puisse voir dans votre gorge, je suis infirmière.

Nell sortit la langue déjà violette. Une odeur infecte fouetta les narines de l’infirmière. Elle faillit vomir pourtant elle était habituée aux odeurs fortes mais là cette puanteur dépassait tout ce qu’elle avait pu sentir auparavant.

— Oui, c’est... Il y a quelque chose là dans le fond de votre gorge.

L’infirmière dégagea, du pouce et de l’index, un morceau de peau gluante, imprégnée de sang qui obstruait le pharynx.

— Sainte Mère de Dieu ! C’est quoi cette chose, un bout de…De membrane ? Toussez, toussez, il faut tout sortir !

Nell expulsa une espèce de boulette flasque qui roula le long de son corps. Vanessa, affolée, ne s’en préoccupa pas. La jeune femme, à la limite de l’asphyxie, se bavait dessus. Dans un sursaut d’énergie, elle vomit le reste de la membrane. Une masse ovale gluante, formée de deux lobes accolés l’un à l’autre, qui lui colla au visage. C’était comme si sa tête se retrouvait prisonnière d’un sac plastique. Les mouvements spasmodiques de ses lèvres traduisaient une nouvelle détresse respiratoire. L’infirmière réalisa qu’il s’agissait d’un tissu placentaire. Saisie d’un sentiment de dégoût, elle frissonna. Une sensation surprenante qui lui était devenue étrangère depuis bien longtemps. Elle détourna la tête : — O ciel ! On a beau être blindée. Ses joues étaient écarlates, de grosses gouttes de sueur suintaient sur son front quand, d’un geste machinal, elle délivra la jeune femme.

 

Nell haletait. Son rythme respiratoire était saccadé, précipité, elle écumait encore. Terrorisée, elle tenta de bouger le bras, la main, les doigts ; peine perdure ses membres étaient raides. Alors elle obliqua le regard vers son flanc gauche, là où cette boule visqueuse s’était accrochée. L’infirmière voulut minimiser : — Bah ! Une glaire, je vous en débarrasse.

Vanessa ne savait pas ce qu’était ce truc mais sûrement pas une mucosité. Elle le titilla à l’aide d’un bâtonnet. La chose, collée à la peau de Nell telle une ventouse, remua. Excédée, elle agaça franchement l’intrus du bout de bois : — Bordel ! C’est vivant, c’est quoi cette chose ?

La créature ouvrit le voile qui recouvrait un œil émeraude perdu au milieu de la masse gélatineuse. D’une contraction musculaire, les tentacules aux bouts desquels se dessinaient deux petits doigts humains, libérèrent le poison.

Une méduse, une méduse… Elle m’a piquée, hurla Vanessa. Cette saloperie ne vivra pas bien longtemps hors de l’eau, certifia-t-elle avant de s’affaler, paralysée mais consciente.

 

Nell sut alors avec qui elle avait rendez-vous ; la chose. Celle furtivement aperçue le jour de l’accident, celle qui ce jour-là émit une pluie de spermatozoïdes sur son visage, celle qui subitement fit verser la magie dans l’horreur : l’ombrelle, la méduse géante.

 

Un épais tentacule de plus de trente mètres de long émergea des flots ; le mâle venait chercher son petit. Son bras s’enroula comme une caresse autour de la cheville de la jeune femme et l’entraîna à son rendez-vous avec la mort.  

 

 


 

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commentaires

E
Aaaaaaaaah! Je dois dire que je suis dans un tourbillon de sensations: horreur, dégoût, peur, et un grand coup de chapeau pour toi: on ne peut pas oublier une telle histoire! Super bien amenée, l'angoisse qui monte, le nez qui se fronce (ça n'a pas l'air de sentir trop bon, autour de Nell!!!) et puis .... aaaaaaaaaaH!<br /> <br /> Bravo~
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B
Bien ma toute belle, bien... encore un nouveau style à mettre en exergue chez CDL... le fantastique gore.<br /> <br /> Ca se lit d'une traite et je ne m'étonne pas de te retrouver près de Barcelone. Mais qu'est-ce que tu fous encore à Liège ?
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